Raoul Ruiz, Le temps retrouvé (1999)

Posted by Pierre Igot in: Movies
January 19th, 2004 • 11:50 pm

Je ne suis pas forcément très bien placé pour parler du Temps retrouvé en tant que film, vu que je fais non seulement partie d’une petite minorité de gens qui ont lu l’oeuvre de Marcel Proust À la recherche du temps perdu dans son intégralité, mais que j’en ai même fait le sujet de mon mémoire de maîtrise de lettres modernes, il y a de cela une quinzaine d’années maintenant.

J’ai eu un peu de mal à me procurer ce film. La seule version sur DVD que j’aie trouvée est une version originale française, mais avec des sous-titres en anglais qu’il est impossible de faire disparaître. Il s’agit d’un DVD de Kino Video, et j’ai bien peur que ce soit la seule version disponible.

Il me semble aussi incroyable que, en 2004, on ait encore des DVD avec des sous-titres en blanc qui, quand le fond de l’image elle-même est blanc, deviennent totalement illisibles. Cela ne m’a pas dérangé personnellement dans ce cas précis, vu que je n’avais pas besoin des sous-titres, mais quand même… Ne dispose-t-on pas depuis longtemps maintenant des outils technologiques qui permettent d’éviter ce genre de bévue? Je plains les DVDphiles de langue anglaise qui ont besoin des sous-titres pour suivre…

De surcroît, la qualité du transfert me paraît assez médiocre, même si je ne suis pas spécialiste de ce genre de chose et si je ne peux pas comparer à la version diffusée en salle, que je n’ai pas vue. L’image est particulièrement sombre pour certaines scènes, sans que cela paraisse nécessairement délibéré de la part du cinéaste.

Pour ce qui est du film lui-même, je le situerais à mi-chemin entre échec et réussite. Le cinéaste prend le parti de partir du Temps retrouvé, c’est-à-dire de la dernière partie d’À la recherche du temps perdu, et de faire toutes sortes de retours en arrière et de bonds en avant, souvent même dans le cadre du même plan. Ce n’est pas forcément un mauvais choix, même si cela élimine la “magie” de l’intemporalité du tout début du roman.

Le problème est que ce parti pris conduit le cinéaste à mettre clairement l’emphase sur l’aspect “satire de la mondanité” du roman. Cette dimension existe bel et bien dans le roman, mais elle n’est pas pour moi la plus intéressante, même si elle est divertissante et souvent humoristique. (Le cinéaste n’a pas vraiment réussi à reproduire cet humour, cependant, probablement parce qu’il est impossible au cinéma d’explorer de façon approfondie un trop grand nombre de personnages.) Cette emphase sur la dimension mondaine de la vie du narrateur est, au bout du compte, ennuyeuse, parce qu’on a, en tant que spectateur, aucune raison de s’intéresser vraiment à ces personnages, ne serait-ce que pour s’en moquer.

La dimension sexuelle de l’ouvrage est assez bien rendue, avec la révélation progressive de la véritable nature de personnages comme Charlus et Saint-Loup. Là encore, cependant, les choses sont un peu trop caricaturales, en particulier dans le cas de Saint-Loup. Comme dans la plupart des films produits aujourd’hui, le cinéaste fait peu d’efforts pour “justifier” l’amour entre les personnages. Il le présente comme un état de fait, sans chercher à séduire le spectacteur pour le faire entrer dans le jeu amoureux. En d’autres termes, les relations amoureuses manquent d’épaisseur — même si d’aucuns diraient que, en fin de compte, elles en manquent aussi dans À la recherche du temps perdu, qui s’attarde plus sur les conséquences de l’amour, et en particulier la jalousie, que sur l’amour lui-même.

Ce qui manque surtout dans ce film, d’après moi, c’est ce que j’appellerais la séduction artistique, c’est-à-dire l’effort que le cinéaste aurait dû faire pour nous faire véritablement ressentir les révélations esthétiques et artistiques/métaphysiques du narrateur. Le seul moment véritablement réussi sur ce plan, c’est la scène du concert de chambre vers la fin du film, avec en particulier son jeu sur l’espace-temps et la façon dont la musique le “plie”. Les rangées de spectateurs qui se déplacent de façon imperceptible les unes par rapport aux autres au fil de l’exécution du morceau sont une excellente trouvaille, qui rend bien l’envoûtement de la musique (elle aussi bien choisie) et la façon dont cet envoûtement déforme l’espace-temps.

La scène où le narrateur reste suspendu immobile en pleine marche sur les pavés alors que le monde continue de bouger autour de lui est, en revanche, plutôt ridicule dans son côté sous-Matrix. Le cinéaste n’avait pas besoin d’avoir recours à de tels effets spéciaux bon marché pour faire passer l’impact de la révélation (qui d’ailleurs ne passe pas, du coup).

Enfin, ce qui manque surtout à ce film, comme à tous les films inspirés de l’oeuvre de Proust, c’est la dimension “ironique” d’une oeuvre qui prétend raconter “comment je suis devenu écrivain” tout en étant l’oeuvre que l’écrivain a fini par produire. L’oeuvre dont le narrateur parle dans À la recherche du temps perdu n’est pas l’oeuvre que nous lisons, le narrateur n’est pas Proust, etc. C’est peut-être quelque chose qui est impossible à rendre au cinéma, mais il faudrait quand même que quelqu’un essaye un jour. Sinon, le malentendu sur l’oeuvre littéraire de Proust se perpétuera, de même que le mythe d’un écrivain moderne malgré lui.

Avec plus d’ironie et d’émotion esthétique et moins de mondanité (satirisée ou non), ce film aurait pu être une réussite. En l’état, c’est une tentative intéressante de rendre le tourbillon proustien.


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