Ingmar Bergman, Cris et chuchotements (1972)

Posted by Pierre Igot in: Movies
October 2nd, 2003 • 11:21 pm

Je ne connais pas beaucoup de films d’Ingmar Bergman. J’en ai vu quelques-uns à la télévision (dont Persona), mais la plupart il y a assez longtemps et il y en a beaucoup d’autres que je n’ai jamais vus.

Cris et chuchotements me laisse une impression de bizarrerie et de maladresse, mais avec un certain degré d’envoûtement malgré tout. L’« histoire » n’en est pas vraiment une… Il s’agit de trois soeurs, l’une, Agnes, dans la maison familiale en train de mourir de la tuberculose, les deux autres, Karin et Maria, mariées, mais revenues à la maison pour veiller sur la malade, avec la fidèle servante Anna. Le film décrit l’agonie, avec des retours en arrière sur la mère, la jeunesse, la vie de couple des deux soeurs mariées, etc.

Le seul « événement » décisif en dehors de la mort est ce moment où Agnes a une crise et Anna vient la réconforter, se dénude et se met au lit à côté d’elle. Agnes appuie sa tête contre le sein nu d’Anna. Anna l’embrasse et l’étreint. Dans le journal d’Agnes, dont les soeurs lisent une page après sa mort, il y a justement sur la page qu’elles lisent l’évocation de ce moment, mais uniquement en termes de moment de grâce sublime — de sorte que seule Anna sait à quoi elle fait allusion.

Le lesbianisme ainsi suggéré ne se limite pas à Agnes et à Anna. Maria et Karin semblent avoir elles aussi un passé trouble, à tel point que Karin ne supporte pas que Maria la touche — puis elles se réconcilient plus ou moins et leur étreinte évoque à nouveau plus que de la simple affection…

Puis il y a le docteur de la famille, qui semble lui-même avoir au moins eu une relation avec Maria et tenté d’avoir une relation avec Agnes. Dans un des retours en arrière, Karin se mutile les organes génitaux avec un morceau de verre cassé avant de rejoindre son mari dans la chambre à coucher.

Tout le reste est à l’avenant. Beaucoup de choses « suggérées », mais aucune vraiment confirmée. Le père n’est jamais évoqué. D’autre part, la dernière partie du film évoque une espèce de résurrection d’Agnes après sa mort. Difficile de faire la part du délire, du rêve, du fantastique, du pulsionnel.

Le tout baigne dans une ambiance très particulière, puisque les seules couleurs utilisées dans tout le décor du moment présent (les scènes de retour en arrière sont à part) sont le rouge, le blanc et le noir. Cela produit un effet assez remarquable et, comme dit, envoûtant, mais, là encore, on n’est pas sûr de savoir où le cinéaste veut en venir.

Il est assez intéressant de voir qu’on ne voit rien physiquement de la maladie d’Agnes (à part de la sueur sur le front), alors qu’on voit clairement le sang de Karine quand elle se mutile (mais pas les organes mutilés directement). Dans une scène assez significative à cet égard, Agnes semble sur le point de cracher et vomir du sang, et on lui apporte une bassine pour cela, mais elle se remet sans avoir rien craché.

Il y a une remarquable intimité visuelle avec les visages des personnages, mais beaucoup moins avec le reste de leur corps.

Karine est l’hystérique de la famille, Maria la sensuelle et Agnes… la fragile, la malade.

Je note tout cela, mais je ne sais pas vraiment où je veux en venir. C’est un film marquant, sans aucun doute. Mais on se demande malgré tout s’il a un sens. Évocation de relations lesbiennes incestueuses? Les femmes contre les hommes? Maladie et folie? Amour entre classes sociales (Anna et Agnes)?

Un peu tout cela, sans doute — mais rien non plus de définitif, à part ce rouge, ce blanc, ce noir…


2 Responses to “Ingmar Bergman, Cris et chuchotements (1972)”

  1. Jean Misslin says:

    Vous dites dans votre critique que vous ne savez pas vraiment où vous voulez en venir. C’est aussi mon avis.
    En effet, je trouve l’ensemble de la critique assez étrange, inapproprié, et surtout injuste envers ce film que vous n’avez pas totalement compris.

    Cris et chuchotements est un film dans lequel Bergman a, je pense, donné vie à toutes ses obsessions, notamment la souffrance et les femmes (d’ailleurs, juste avant qu’il le tourne, sa mère venait de mourir). Il a donc allié les deux, dans une famille composée de 3 soeurs.
    Mais bien sûr, il n’y a aucune homosexualité. La scène du sein est une manifestation d’un amour maternel que seule Anna aura, au début par souvenir de sa fille morte, et à la fin, par simple charité, répétition du moment de grâce. Ce dernier moment est le bonheur car hors du temps; c’est un rêve. Karin refuse par lucidité, elle sait que ce n’est pas réel et Maria a peur car le rêve est un état d’inconscience trop proche de la mort qui lui fait peur (d’où son intérêt pour le sexe).
    Ces deux dernières sont donc à une extrémité l’une de l’autre. Karin éprouve une très forte culpabilité sexuelle, donc corporelle, que l’on retrouvait beaucoup chez les femmes de cette société castratrice (pas la peine d’imaginer forcément de l’homosexualité) et Maria, elle, en a besoin. La réconciliation de ces deux femmes, c’est le contact, loin de la froideur de l’une ou du sexe sans amour de l’autre, un contact d’Amour. Appeler ces étreintes du saphisme, ce serait sous entendre un film contre les hommes (alors que seulement le mari de Karin est accusé, avec “le tissu de mensonge” qu’elle ne supporte pas, elle qui recherche la Vérité, ce bruit qu’elle seul entend et qui la rend malheureuse), et il est trop intelligent pour cela.

    La partie que je trouve aberrante dans votre critique est lorsque vous dîtes que Karin est l’hystérique de la famille, Maria la sensuelle et Agnès la fragile. C’est un raccourci pas très subtil, surtout en ce qui concerne Karin qui n’a qu’une scène où elle hurle sa douleur, et donc pas assez pour qu’elle soit qualifiée d'”hystérique”…

    Vous dîtes donc que vous ne savez pas où Bergman veut en venir, mais un film a le droit de ne pas avoir de message…
    Enfin, je dis ça, mais je pense que le film en a un, à moitié plein d’espoir, à moitié désespéré. Le bonheur n’est ni dans le présent ni dans le futur, comme nous le suggère cette fin où la domestique est congédiée et où les deux soeurs ne réussissent plus à revivre ce qu’elles ont ressentit dernièrement. Il réside plutôt dans le souvenir des moments de grâce, c’est la raison du journal de Agnès, de la répétition de la scène de piéta, de la réconciliation dans laquelle les deux soeurs évoquent leur souvenir.

    Quand vous dîtes “beaucoup de choses suggérées mais aucune vraiment confirmée”, on a l’impression que c’est une des maladresses dont vous parliez au début (moi, je n’en vois aucune). Je pense que c’est volontaire pour créer une impression d’incertitude, notamment en ce qui concerne le temps. Qu’est ce qui est réel? Quel est ce bruit que seule Karin entend? Qu’est ce qui est un flash back et qui ne l’est pas? Qu’est ce qui est un rêve et qui ne l’est pas? (Le jeu des couleurs renforce cette impression.)L’intérêt est la recherche de la vraie vie. Mais c’est un échec parce que la vie, c’est le malheur assuré.
    Il y a aussi une opposition corps/esprit. On se demande quelle est cette maladie dont souffre Agnès et qui continue après sa mort, et la partie où vous le faîtes remarquer est la plus intéressante, car je n’y avait pas pensé.

    Voilà, j’espère vous avoir convaincu, bien que je ne suis pas habitué à écrire des critiques. Mais j’y tenais parce que Cris et Chuchotements est mon film préféré, que je considère comme le meilleur de tous les temps

  2. Pierre Igot says:

    Vous avez bien raison de faire la critique de ma critique… Je voulais avant tout noter combien j’étais intrigué, mais perplexe. Certes, les films ont le droit de ne pas avoir de message ou d’intention claire. Mais cela veut dire alors qu’ils font appel à l’intuition esthétique du spectateur, à la partie non intellectuelle de son appréciation des oeuvres d’art.

    C’est évidemment quelque chose dont il est difficile de parler et je vous remercie de vos efforts pour me convaincre de réviser mon opinion. Ce qui est certain, c’est que je ne peux pas vraiment me prononcer sans revoir au moins une fois le film. J’espère que j’en aurai l’occasion prochainement…

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